Célébrer les soixante ans de
la création de l’Etat d’Israël
est en soi problématique, car si pour
beaucoup il s’agit de la création
d’un refuge pour les rescapés du
génocide hitlérien, c’est
aussi la victoire d’un projet colonial
que l’on fête. La célébration
de cet anniversaire sans mentionner les victimes
directes de la création d’Israël
est, quant à elle, proprement obscène:
quand les jeunes citoyens du récemment-né
Etat Juif dansaient sur la place de Tel Aviv,
des centaines de milliers d’indigènes
prenaient la route de l’exil, il est important
de le rappeler, si on ne veut pas être
accusé, et à juste titre, de négationnisme.
Car la création de l’Etat d’Israël
a deux faces, inséparables l’une
de l’autre: souveraineté juive
et dépossession arabe. L’indépendance
des uns a fait des autres des réfugiés.
Accident tragique de l’histoire? Non,
et c’est là un des nombreux mythes
qui entourent le sionisme et la création
de l’Etat Juif. En fait, on peut parler
de deux séries de mythes: ceux qui concernent
la genèse d’Israël et ceux
qui entourent la réalité présente.
Dans la première catégorie,
celui qui décrit la Palestine des premiers
moments de la colonisation sioniste comme «une
terre sans peuple pour un peuple sans terre».
Car s’il est vrai que le peuple juif (concept
qui est lui-même l’objet de grandes
controverses) n’est nulle part souverain,
il est faux de décrire la Palestine comme
une terre vide : un peuple y vit et, contrairement
aux images orientalistes, y a développé
une agriculture et, depuis les années
vingt, l’embryon d’une industrie.
Toujours encore dans la série des mythes
liés à la genèse d’Israël,
la «fuite des réfugiés»:
les Nouveaux Historiens israéliens ont
réglé son sort a ce colossal mensonge:
les Palestiniens sont devenus un peuple de réfugiés
suite a une guerre de nettoyage ethnique dûment
planifiée et non par une subite envie
de quitter leur patrie pour les tentes des camps
de l’UNRWA.
Quant aux mythes qui entourent la réalité
de l’Etat Juif, ils ont servi d’arrière-fond
a une campagne de propagande qui a duré
cinq décennies et dont on ne peut nier
l’efficacité. Mentionnons-en trois.
D’abord qu’Israël est la
seule démocratie au Proche Orient. Car
l’Etat d’Israël lui-même
ne se définit pas comme une démocratie,
mais comme un «Etat Juif et Démocratique»
La nuance est de taille: «Etat Juif»
implique un statut privilégié,
inscrit dans les bases constitutionnelles et
les lois de l’Etat, pour une communauté,
au détriment des autres, ce qui est contradictoire
avec le principe démocratique. L’accès
à la terre et au droit de résidence
ainsi que les lois concernant l’immigration
ne sont pas les mêmes pour citoyens juifs
et arabes, même si ces derniers jouissent
des mêmes droits civiques, et donc parler
de démocratie est totalement inapproprié.
Autre mythe: Israël comme société
égalitaire, voire comme exemple du socialisme
démocratique, ce que confirmeraient les
Kibboutzim et la place centrale de la Histadruth,
institution unique au monde qui unit confédération
syndicale, principal patron de l’industrie
lourde, seconde banque du pays, sécurité
sociale, principale confédération
sportive et bien d’autres choses encore.
Le politologue Zeev Sternhell a réglé
son sort a ce mythe, en montrant que toutes
ces institutions, y compris le collectivisme
économique n’étaient que
des moyens – provisoires – pour
mettre en place un Etat moderne par en haut,
puisque n’existaient pas les moyens d’un
développement organique par le bas…
Comme ça a d’ailleurs été
le cas dans des dizaines d’Etats nouveaux
nés de la décolonisation.
Mythe aussi que «l’immigration
spontanée» des Juifs des pays arabes
qui, dans leur majorité, ont été
contraints de quitter leur patrie par des manipulations
– y compris des attentats perpétrés
par les Services Secrets sionistes – et
des accords secrets avec les régimes
arabes en place.
Si les Nouveaux Historiens israéliens
sont aujourd’hui connus à travers
le monde, il n’en est pas de même
des «nouveaux sociologues» et autres
critiques de la société israélienne
et de l’Etat qui ont permis une remise
en question radicale des mythes qui entourent
ces réalités. Ce travail de recherche
critique a largement contribué au développement
de mouvements sociaux qui, en Israël, revendiquent
un «Autre Israël», plus égalitaire
et plus ouvert à l’Autre qu’il
soit Juif ou non.
Le combat pour un Etat démocratique
et laïque est, après 60 ans d’existence
d’Israël, plus nécessaire
que jamais. Il sera un combat commun judéo-arabe,
un combat de remise en question des fondamentaux
sionistes, ou ne sera pas, et Israël continuera
a développer, toujours davantage, beaucoup
des caractéristiques d’un Etat
d’apartheid.
Michel Warschawski